Planche originale 596 de Gaston Lagaffe, par André FRANQUIN, 1969.

 

                                                                                                            

 

 

André FRANQUIN : encre de Chine pour la planche 596 de Gaston Lagaffe. Publiée le 1er janvier 1970 dans le numéro 1655 du beau Journal de Spirou, et la même année dans le volume n° 8 de la série, Lagaffe nous gâte, un des fameux albums à « dos rond » des Editions Dupuis. Rééditée depuis lors dans de nombreux ouvrages au fil des restructurations successives de la série Gaston Lagaffe.

 

1 La meilleure période.

La période de 1966 à 1972 est souvent considérée comme la toute meilleure de la série Gaston Lagaffe. André FRANQUIN semble au sommet de son Art. Son trait souple, vivant, délié est d’une fluidité extrême : il n’a pas encore la tension et la nervosité exacerbées qu’il atteindra dans les années 1980. Libéré du poids de la série Spirou et Fantasio, il est passé des « demi-planches » de Gaston aux gags sur quatre bandes, et offre chaque semaine aux lecteurs du Journal de Spirou des planches d’une qualité époustouflante. Des oeuvres qui s’imposent encore par leur humour, leur drôlerie, leur efficacité, leur maîtrise et leur perfection, 50 années après leur création.

 

2 Une planche marquante.

Est-ce « LA » plus désirable des planches de la série ? Non, peut-être pas, mais c’est assurément une des plus marquantes, une des plus mémorables, une de ces planches dont on se souvient, bien longtemps après sa découverte. Tous les enfants qui ont lu ce gag ont été frappés par le refrain publicitaire du « GNAP GNAP GNAP ! GNAP GNAP GNAP ! ». Et tous les adultes connaissant les albums de Gaston se souviennent parfaitement de cette planche, et de sa chute.

 

3 Un gag un peu atypique… mais parfaitement emblématique de l’esprit de la série et du personnage de Gaston.

Gag relativement atypique en ce qu’il ne met pas en scène une invention, un bricolage, une expérience de chimie ou une recette de cuisine de Gaston. Ni une signature loupée d’un contrat de Demesmaeker. Ni la bêtise ou le zèle de Longtarin. Ni la raideur du comptable Boulier. Ni la volonté de Fantasio ou de Prunelle de mettre au travail le fameux « héros sans emploi ». Ni la guerre des boîtes de conserve, ni celle des parcmètres. Ni un dérapage de la Fiat 501. Ni les vibrations du Gaffophone. Ni le chat dingue, ni la mouette, ni Cheese la souris, ni Achille la tortue, ni Bubulle le poisson rouge. Ni la tendresse énamourée de M’oizelle Jeanne.
Non, ici est révélée une part de la vie un peu secrète de Gaston, en dehors du bureau. Comme Fantasio dans l’incipit du Gorille à bonne Mine, Gaston est animé par « une idée » qui le pousse de l’avant. Hyper-enthousiaste, ultra-motivé, archi-déterminé, il se prépare sans relâche pour atteindre son but. Et il y parvient. Sans explosion, sans accident, sans faux-pas, sans échec, sans erreur, sans loupé, sans raté, sans gaffe, ni bévue, ni boulette.
Une fois n’est pas coutume, le ressort du gag repose ici sur une forme de réussite de l’anti-héros. Et sur un très intéressant décalage de « valeurs » entre les uns et les autres.
Si cette planche n’est pas de la veine la plus classique, elle s’inscrit néanmoins parfaitement dans l’esprit le plus pur de la série, tout en nous dévoilant une part ontologique du personnage : ce qui peut animer Gaston, et qui il est réellement, au plus profond de son être.

 

4 Un dessin magistral et une maîtrise graphique absolue.

Est-il nécessaire de préciser que la conception du gag, la composition de la page, la qualité graphique et la maîtrise de l’encrage de cette planche originale sont d’une extraordinaire tenue ? André FRANQUIN soignait le moindre détail de ses planches, avec un perfectionnisme poussé à son paroxysme, et une exigence absolue, dans un esprit de remise en question permanente. La plupart des lecteurs sont loin de soupçonner la quantité de travail sous-jacent nécessaire à l’obtention d’un tel résultat : des recherches d’attitudes, des crayonnés de chaque case ont pu être repris et améliorés une dizaine de fois ou davantage.

 

5 Le génie expressif d’André FRANQUIN : vie et mouvement sur le papier.

Le dessin est magistral, la maîtrise graphique totale, mais c’est au-delà de ces aspects que se révèle la quintessence du génie de ce créateur…

Comme toujours, pour les gags de cette période, une des grandes forces d’André FRANQUIN est d’exceller dans l’expressivité de ses personnages. Les visages, les mimiques, les gestes, comme les attitudes corporelles, sont observés et restitués avec une finesse, un éclat, une justesse incomparables.
Toute une gamme de sentiments est ici explorée, tour-à-tour, avec une subtilité et une précision que très peu de dessinateurs de bandes dessinées ont été capables d’atteindre. L’incompréhension, l’amusement étonné, l’effroi mêlé de stupeur, la circonspection, la surprise, l’incrédulité, la détermination enthousiaste, la joie de la création, etc.
En case 1, c’est tout le corps de Prunelle qui se tend pour que son chuchotement ne déborde pas l’ordre feutré du catimini.
Mais les vrais amoureux de FRANQUIN l’ont saisi : la case 4 est bien sûr la plus dynamique, la plus énergique, la plus expressive, la plus éclatante, la plus vivante. André FRANQUIN savait transposer sur un dessin fixe les mouvements les plus explosifs et les plus fins. La magie du mouvement du dessin animé est alors miraculeusement couchée sur une surface plane, en deux dimensions. Chez Prunelle, le geste instinctif de croisement et de repli des mains traduit à la perfection son effroi. (On retrouve ce geste chez l’agent Longtarin, case 2 du gag 484 ; ou aux gags 407, 416, 464, 526, 555 et 675).
Lebrac va plus loin et grimpe sur sa table à dessin : on le « voit » littéralement sauter et bouger, tandis que sa gomme reste en suspens dans l’air (idem planche 553, case 7).
C’est là que réside le génie graphique le plus profond et le plus pur d’André FRANQUIN, dans sa capacité inouïe à insuffler la vie et le mouvement à des personnages de papier.

Qu’en dit l’auteur ?
France Culture, Emission Une Vie une Œuvre « André FRANQUIN génial modeste et discret », 25 octobre 2014. A 17’20’’ : « La plupart des bandes dessinées que j’ai faites c’est une sorte de festival de la grimace, je recherche toujours la grimace expressive, je crois que les personnages doivent être de bons acteurs dans ce style de bande dessinée-là ; évidemment il peut y avoir des bandes dessinées qui ont un style tout différent, mais dans mon style de dessin c’est la grimace qui apporte le mouvement ; la grimace et le geste« .
https://www.franceculture.fr/emissions/une-vie-une-oeuvre/andre-franquin-genial-modeste-et-discret

 

6 Des héros très présents.

Gaston, Prunelle et Lebrac sont présents pas moins de huit fois chacun, et plus précisément dans huit cases sur neuf. Cette très forte densité de personnages essentiels voit son intérêt rehaussé par une palette d’attitudes variées : à la densité s’ajoute la qualité.
Mieux : le trio GastonJules-de-chez-Smith-en-FaceBertrand Labévue est réuni, qui plus est dans un climat de joie, de communion, et de camaraderie (on ne trouve le trio que dans 7 autres gags des 913 gags de la série – gags 458, 600, 676 bis, 697, 735, 737 et 743 – gags le plus souvent assombris par le mauvais moral de Labévue – ce qui n’est pas le cas ici).
En prime, quatre personnages éphémères mais parfaitement campés.
Petit plus, bien que presque toute la planche se passe en intérieur, Gaston endosse son fameux duffle-coat, un vêtement caractéristique de son personnage.
Enième cerise sur le gâteau, un clin d’oeil au Marsupilami, autre figure majeure du Journal de SPIROU, et autre création essentielle d’André FRANQUIN.

 

7 Les invariants de la série.

En plus de tous ces personnages, on retrouve de nombreux invariants de la série.
a
Le décor typique du 5ème étage des Editions Dupuis. Couloirs, bureau, pièces annexes, table à dessin, ustensiles du dessinateur, chaises réglables, lavabo, cadres, poster épinglé au mur, téléphone à fil caractéristique des années 1970, fenêtres à battants et portes vitrées (celle de la case 8, la porte d’entrée de l’immeuble, comporte une poignée en forme de « D » comme « DUPUIS« , qu’on retrouve aux gags 423, 427, 430, 478, 487, 503, 521, 562, 602, 609, 619, 621, 622, 630, 656…), etc.
b
Le décalage entre deux groupes.
Prunelle et Lebrac, d’un côté.
Gaston et ses meilleurs amis, de l’autre.
c
La passion de Gaston pour la musique et pour le chant, source d’une multitude de gags.
d
Une exclamation devenue la marque du héros aux espadrilles couleur orange : le fameux « M’ENFIN » (case 5).
e
Des onomatopées particulièrement étudiées. Surprenantes et amusantes. Créatives, inventives, suggestives, hyper réalistes, drôlement efficaces. Elles rendent parfaitement le son évoqué. André FRANQUIN explique dans plusieurs entretiens l’importance qu’il accorde à la recherche de l’onomatopée la plus juste.
Du « PCHIIIP » au « GARGOULIGORLOGLOU RROOOGLORGOGLGLLR » en passant par les « HOHAHOUHAHI » et autres « LALALAAALALALAAAA » .
f
La surprise et la chute, vers laquelle se tourne – suivant les termes par lesquels André FRANQUIN aimait définir l’art de la bande dessinée – tout le « petit théâtre animé » par l’auteur.
On notera qu’ici, l’absence de communication directe entre Prunelle et Lebrac, et Gaston, est le moteur même du gag, nécessaire à la chute. Si une question était posée à Gaston, si une explication avait été fournie, le qui proquo serait levé et la surprise pour le lecteur ne serait plus du tout la même.
g
Une critique sous-jacente mais bien réelle de la société de consommation dans ce qu’elle a de pire.
Ici, la cible est bien sûr la réclame, la promotion, la publicité. Le blablabla (ou GNAP GNAP GNAP !), le matraquage et l’abrutissement visant à manipuler, à infantiliser, à abêtir et à faire vendre de la simple lessive. En 1969, le lavage de cerveau entrepris par les marchands de soupe et les techniques bassement commerciales de création de besoins artificiels auprès des cons sots mateurs n’ont pas encore atteint les sommets de cynisme et de déshumanisation des décennies suivantes : là encore, André FRANQUIN est en avance sur son temps. Via une lecture à plusieurs niveaux, et par un tour de force de génie, il parvient à la fois à « donner à voir » entre les lignes la niaiserie des spots publicitaires – donc à critiquer leur essence -, et à intégrer son anti-héros dans une démarche d’épanouissement collectif innocente et totalement dérisoire : du grand équilibre, et du très grand Art.

 

8 Une planche des Idées noires recolorée en rose bonbon ?

Si l’auteur a défini ses Idées noires comme « du Gaston trempé dans la suie« , cette planche qui critique en filigrane les dérives de la publicité pourrait être considérée comme « une planche des Idées noires recolorée en rose bonbon », tant le grinçant, le mordant et l’acidité de l’observation sociale y sont désamorcés par l’aspect dérisoire de la démarche et de la contribution artistique de Gaston et de ses deux amis.

 

9 La surprise de la chute et le plaisir des bonus.

Au-delà de la surprise de la case finale, la planche s’achève sur quelques « bonus » dont l’auteur adorait gratifier son lectorat. D’une générosité permanente, André FRANQUIN souhaitait que les lecteurs en aient pour leur argent, mais aussi que la relecture des gags procure toujours du plaisir, via les découvertes de tels ou tels détails. Si les deux complices René GOSCINNY et Albert UDERZO tenaient à proposer une double lecture d’Astérix (pour les enfants, et pour les adultes), André FRANQUIN, lui, pratiquait plus volontiers une forme de surenchère graphique, venant s’ajouter à une recherche constante de la perfection, via des dizaines de croquis préparatoires.
Cela passe ici par des « effets de réel » saisissants. Le réalisme du studio d’enregistrement est le fruit de l’observation de l’auteur lors de séances d’enregistrement d’émissions radiophoniques (des croquis du microphone professionnel ont été pris sur le vif, comme en attestent plusieurs dessins d’époque). FRANQUIN se considérait comme un dessinateur ayant avant tout une base « réaliste », à partir de laquelle il pratiquait la déformation et la caricature.
Plus marquant et plus jouissif pour le lecteur, le traitement de quatre personnages secondaires, qui ont assez de présence et de vie pour qu’en une seule vignette, leur psychologie la plus profonde s’impose au lecteur. Une chanteuse à la posture un peu bêbête, les genoux en dedans, un peu simplette, donc heureuse. Et qui croit en ce qu’elle fait. Elle se situe un peu dans la veine de M’oiselle Jeanne. Un vieux pianiste raté, qui noie son amertume et ses frustrations artistiques dans le whisky. Deux ingénieurs du son tout aussi désabusés quant à la qualité de la prestation vocale de leurs « artistes ».

 

10 Gaston : la plénitude dans le repos… ou dans l’action ?

Contraste avec le vieux musicien : Gaston et ses amis sont heureux, profondément heureux. Et après tout, pourquoi pas ?
Le pianiste a le sentiment d’avoir raté sa vie, et peut-être avait-il assez de talent potentiel pour mener une toute autre carrière. Peu importe : Gaston, lui, se réalise. Parce que peu de choses suffisent à son bonheur. C’est un sage. Doublé d’un éternel enfant, qui a su préserver sa capacité à s’émerveiller d’un rien. Encore, tout au long du récit, s’est-il donné méthodiquement et jour après jour les moyens d’atteindre ce bonheur de prendre part à un enregistrement professionnel diffusé à vaste échelle. Ses meilleurs amis le comprennent, ils participent au même projet, partagent le même désir et le même plaisir, leurs visages s’illuminent du même sourire, leurs yeux de la même flamme. La motivation est commune et la satisfaction naît du partage amical et fraternel.
Si leur refrain gnapisant se calque sur le cri primal des néfastes et destructeurs Schtroumpfs noirs de PEYO, piqués par la mouche BZZZ, leur essence et leur action sont à leur exact opposé. Innocence naïve. Intangible camaraderie. Candeur bénigne. Plaisir d’agir, de donner, de construire, de créer ensemble, à travers une aventure artistique à la fois fort modeste et gigantesque.

 

11 Gaston heureux et souriant.

Gaston est ici profondément heureux.
Prunelle, Lebrac – et à plus forte raison le pianiste aigri – évoluent dans un autre monde, suivant d’autres repères, d’autres logiques, d’autres affects.
André FRANQUIN nous livre là une clef essentielle, une vision « spinoziste » de la vie, du bonheur, de la Joie.
Jules-de-chez-Smith, Bertrand Labévue, Gaston Lagaffe, actifs ensemble.
Souriants. Epanouis. Heureux.

 

12 Mais encore…

Il est possible de dire encore beaucoup de choses sur cette planche et je vous invite à revenir sur ce blog pour contribuer à l’enrichir ou pour découvrir des informations complémentaires, à venir. Par exemple, sur l’utilisation récurrente du mot « enzyme » (terme féminin, en réalité) dans les gags de Gaston. Ou sur la genèse de cette page : en feuilletant les albums, et en comparant les gags d’une semaine à l’autre, il est possible de comprendre en partie comment l’idée de ce gag est venue à son créateur.
A bientôt, donc…

 

https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/i16245813/franquin-a-propos-de-gaston-lagaffe

 

 

 

                                   

 

 

 

 

                     

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Commenter cette planche vous portera chance pour entrer de belles pièces en 2022 ! 😉

2 réponses à « Planche originale 596 de Gaston Lagaffe, par André FRANQUIN, 1969. »

  1. La perfection… quelle Planche du tres grand Franquin ( pléonasme)

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  2. Schitterende pagina! Zowel getekend als de grap zelf. Inderdaad uit Franquin’s superieure periode. Een aanwinst voor iedere kunstverzamelaar!

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